Une présentation en forme de conte qui pourrait nous plonger dans un univers imaginaire si les réalités d’une époque lointaine ne venaient pas réveiller de vieux souvenirs d’enfance.
C’était au temps où les petits bistrots de Belley se succédaient dans un maillage serré. On les trouvait partout : le long des rues, autour des places, de zinc en zinc, de débit de boissons en débit de boissons, de licence quatre en licence quatre, de tenancier en tenancière, de chopine en chopine et de ballon de rouge en ballon de rouge, ou de blanc.
Généreusement alimentés par les pressoirs, les caves à vin et les nombreuses futailles du canton ils suffisaient, sans jamais faillir, aux besoins des adeptes de piquettes ou de liquoreuses gnôles limpides, claires et odorantes. Pour les plus assoiffés du coin il leur était facile de trouver le réconfort souhaitable à deux pas d’un très court cheminement citadin. Il leur suffisait de trébucher sur un trottoir, à l’angle d’une rue, sur une généreuse abondance de comptoir, là où ils pouvaient apaiser, sur le champ, des angoisses existentielles de gosier sec ou des craintes insoutenables de déshydratations spontanées. Ils étaient assurés de tomber sur un patron, une patronne, un ami, ou un vieux complice jovial, tous disposés à tout écouter, à tout comprendre et surtout, à tout pardonner.
A ta santé, Marius ! A la tienne, Jules !
Dans ces bistrots où se mêlaient des odeurs de vieux parquets poussiéreux à celles de structures immuables imprégnées de tout ce qu’un débit de boissons pouvait dissiper d’effluves d’alcools, de vapeurs, de tabac froid et de clientèle disparate en recherche de solidarité, on se racontait tout. Tout ce qui méritait d’être célébré, commenté, partagé ou encouragé. Entre les grands bonheurs et les petites misères d’une époque plus que modeste les occasions ne manquaient pas, pour éveiller des sentiments, éclairer des visages, allumer des sourires ou tirer des chagrins qui se dissipaient lentement dans les premières lampées d’une tournée partagée. Parfois on y chantait et la patronne, une Marie, une Suzanne, ou encore une Cécile, en maîtresse femme du lieu, prenait grand soin de soigner son artiste du moment en dosant ce qu’il lui fallait de piquette pour préserver la justesse musicale de son bel instrument. La Traviata était à l’honneur et le célèbre « Béviamo » repris en chœur, le verre à la main, subissait des variations alcoolisées qui chahutaient les notes de la partition. Verdi, en goguette, aurait sûrement salué la performance. L’interprète chargé d’émotions, qu’il puisait dans la nostalgie profonde de son pays natal, faisait de son mieux, cœur et âme, pour transmettre sa culture, celle de son enfance et l’esprit d’une famille laissée là-bas, quelque part, dans les Abruzzes ou dans les lointaines montagnes lombardes. A la tienne Roberto !
Autour d’une table bancale, assis sur des chaises qu’ils faisaient grincer, on pouvait observer quelques joueurs absorbés dans des parties de belote sans fin. Ils en oubliaient le monde en s’évadant dans les incertitudes du jeu. Le béret relevé, la clope au bec et l’œil mi-clos, enfumés, veillant sur une précieuse chopine, ils préservaient l’éventail de leurs cartes en dissimulant de leurs mains calleuses la certitude d’une fortune assurée. C’était de rares moments de jouissance qu’ils exultaient parfois, triomphants, en : belote, rebelote et dix de der ! De vieux jetons de couleur, géométriquement découpés et effilés par l’usage, sanctionnaient les vainqueurs. Puis le jeu repartait.
Atout : cœur !
En toutes occasions, on prenait grand soin de boire à la santé des autres, à la sienne ensuite et à celle de l’humanité toute entière. Il y avait dans ces rencontres de bistrots de formidables élans de solidarité qui servaient de réconforts à une société qui travaillait dur afin de préparer l’avenir : le nôtre. Parfois, sur un trottoir, il nous arrivait de trébucher sur une créature grotesquement affalé, là où le désespoir, noyé d’éthylisme, semblait gagner sur la volonté de vivre. Ce n’était pas Zola, mais pour nos regards d’enfants cela ressemblait beaucoup à la misère ou à la tristesse d’une existence tourmentée. Et puis les choses changèrent, très très vite.
Comme s’il existait une corrélation, directe, entre le nombre de médecins de Belley et celui des petits bistrots, il est permis de penser que la progression des uns entraina le disparition des autres. Alors que la médecine triomphante ouvrait de nombreux cabinets, de toutes sortes et de toutes spécialités, les petits bistrots, eux, commencèrent par décliner avant de fermer leurs portes. Seuls les mieux implantés résistèrent, tant bien que mal. Un phénomène de société qui fait souvent dire à mon ami Marcel :
-N’empêche que si il n’y avait pas eu les petits bistrots pour boire à la santé des autres, la médecine n’aurait jamais pu progresser aussi rapidement qu’elle l’a fait. La santé c’était d’abord une affaire de petits bistrots, oui mon pote ! Et maintenant que le nombre de médecins de Belley se réduit comme une peau de chagrin, on n’aura bientôt plus le choix ! Ou on en trouve de nouveaux, pour prendre la relève, ou on rouvre les petits bistrots pour pouvoir boire à la santé des autres et à celle de tout le monde, ça c’est sûr !
-A ta santé, Marcel !
–A la tienne, Lucien !
Avec modération, bien sûr !
Paul Gamberini