Il était une fois un grand tableau, sobrement encadré, dont la peinture blanche et épaisse dissimulait les contours d’un jet d’eau planté au milieu d’un grand bassin tout rond. Une de ces réalisations urbaines qui se voulait être décorative et qui ajoutait une touche d’humidité et de ruissellements brouillassés au prestige d’une petite place publique : celle des Terreaux de Belley. La représentation qui en était faite devait être celle d’un amateur en phase précoce de conquête artistique car elle semblait se fondre dans une grisaille de saison, enfouie sous la neige d’un hiver rigoureux et barbouillée de façon telle que l’on devinait des applications maladroites de pinceaux hésitants.
C’était l’une de ces peintures qui font parfois l’extase des familles lorsque l’un de ses membres vient de découvrir l’abondance pincée des tubes de couleurs. Quand la bienveillance immédiate de l’entourage se fait benoîtement contemplative pour ne pas heurter la susceptibilité du nouvel artiste, à peine révélé, avant que celui-ci ne disparaisse dans l’oubli le plus total de l’immense, de l’universelle et merveilleuse aventure picturale.
Quoi qu’il en soit ce grand tableau était fixé au mur tapissé d’une salle de séjour encombrée, là où il avait réussi à traverser de nombreux étés caniculaires sans perdre une seule couche de neige et sans la moindre disparition de ses glaçons accrochés au jet d’eau glacé d’une peinture glaciale. L’œuvre était immuablement égale à elle-même et, avec le temps, sa présence décorative disparaissait dans la plus totale des indifférences, à la manière de ces bidules qui encombrent nos existences mais que l’on conserve malgré tout. Il en allait ainsi de cet unique tableau, de l’oncle Edouard, que certains songeaient à faire disparaître, un jour ou l’autre, sous les camouflages poussiéreux des toiles d’araignées.
Donc ce tableau avait de quoi déprimer à la manière de ces nombreuses peintures de musées accrochées dans des recoins sombres et dont les images se fissurent de rides craquelées qui soulignent l’ennui des expositions inutiles. Puis il advint qu’un jeune hurluberlu, inspiré, introduisit dans la famille une peinture différente, celle d’un dessinateur en vogue qui représentait le même jet d’eau, la même place et le même espace dans une œuvre exagérément rectiligne. Elle apparaissait colorée aux pastels bien appuyés pour illustrer un été lumineux mais sans la moindre touche d’imaginaire ou de fantastique. C’était un exemple de technicité qui devait être celui d’un pseudo artiste, aussi rigide et aussi droit qu’un grand manche à balai. On décida de l’installer en face de celle de l’hiver dans une sorte de confrontation saisonnière qui dérangeait l’équilibre climatique de la salle de séjour. Une opposition qui générait des avis contradictoires entre ceux qui préféraient la géométrie parfaite et les autres qui affectionnaient davantage la peinture de l’oncle Edouard. On en était là alors que l’on s’apprêtait à fêter Noël.
Beaucoup pensaient que ces appréciations contradictoires devaient trouver un apaisement familial au cours de la magie de Noël et pour cela ils décidèrent de faire un cadeau adapté au tableau trop longtemps critiqué. Il s’agissait d’un grand cadre, superbement ouvragé par un sculpteur besogneux du Valromey, travaillé dans le bois de l’un de ces grands sapins du Colombier qui avaient de la neige une habitude séculaire. Son adaptation transforma toutes les critiques en admirations immédiates et les lumières colorées de la fête qui clignotaient donnaient au tableau des impressions hivernales saisissantes.
Le hasard faisant bien les choses, cette nuit-là il tomba énormément de neige et quelques fêtards, qui venaient de s’extraire d’une joyeuse soirée, s’exclamèrent en découvrant la Place des Terreaux toute blanche, rehaussée par les éclairages de la ville :
– Regarde, comme c’est beau, là on dirait vraiment la peinture de l’oncle Edouard !
-Oui mais il ne faudrait pas trop lui dire car il pourrait bien recommencer à peindre !
-Ce serait dommage mais souhaitons-lui quand même un bon Noël !
– Alors bon Noël à toi, Edouard, et surtout, fais nous plaisir, renonce à tes pinceaux !
A cette même heure l’oncle Edouard contemplait une fois de plus sa fameuse peinture enneigée et satisfait, il finit par se dire :
« C’est décidé, je vais recommencer à peindre, la même Place des Terreaux, mais cette fois je vais la faire sous les couleurs du printemps ! »
Paul Gamberini