Et puis les choses finirent par devenir intolérables à ceux qui avaient une âme sensible de citoyens attentifs et ouverts à l’écoute des autres. De ceux qui allaient jusqu’à se commettre dans des engagements municipaux tourmentés avant d’en subir les conséquences dévastatrices comme des tics ou des manies de grands nerveux agacés et passablement secoués.
Car dans cette mairie-là, comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs, il ne se passait pas de jour sans que des problèmes irritants surgissent, livrés bruyamment par des voix plaignantes ou gémissantes pour évoquer des difficultés de voisinages, des fuites d’eau, des miaulements de matous obsédés par des minettes printanières ou des bruits insupportables d’instruments de musiques diurnes et parfois nocturnes. Sans oublier des clébards indélicats, généralement adoptés par des mémères au grand cœur mais incapables de ramasser leurs croquettes recyclées sur les trottoirs du quartier. Et puis les odeurs ou les nuisances citadines. Etc.
Tout cela devenait vite insupportable et ne pouvait plus échapper à l’attention responsable d’un brave maire, calme et concilient, au tempérament pondéré et au sourire politiquement calibré pour la réussite (ou la non réussite) de sa réélection. C’est pourquoi il décida un jour de convoquer son conseil municipal afin de trouver des solutions pratiques et immédiatement applicables pour soulager les grandes détresses du moment.
L’ordre du jour était simple et compliqué à la fois car il s’agissait de satisfaire tout le monde afin que les principes du fameux vivre ensemble se traduisent par un grand élan universel de cité heureuse apaisée et souriante. Une ambiance qui ne pourrait être démontrée que par des administrés émerveillés, plongés dans une sorte de paradis citadin complétement utopique. Dans un machin-truc impossible imaginé par des visionnaires fanatisés !
Comme de coutume, la séance fut très animée car lorsque les sujets sont importants, dans un conseil disparate, les avis divergent et les tendances des plus extrêmes s’épuisent dans des discours passionnés, parfois agressifs aux accents pathétiques et même révolutionnaires. Certains étaient coincés par des conceptions religieuses où l’amour du prochain dominait tellement qu’on les sentait presque disposés à offrir jusqu’à la chaleur de leur lit. D’autres plus excessifs étaient radicalement opposés à toutes faiblesses et prônaient carrément l’utilisation systématique du puissant stimulant : « C’est votre problème : démerdez-vous ! ».
Une façon radicale plus ou moins efficace de renvoyer chacun dans les cordes de ses propres embarras, difficultés, tristesses ou autres, la liste étant illimitée.
C’est alors qu’un petit malin exposa autre chose de plus astucieux. Voilà, dit-il, le mieux, pour soulager la mairie, serait de construire un grand mur municipal des lamentations. Une construction solide aux pierres disjointes afin que chacun puisse communiquer avec le minéral et avoir la consolation immédiate, voire ésotérique, d’un édifice silencieux réputé compréhensif. Il cita ses références, celles d’un mur déjà utilisé depuis des siècles et qui, aux dernières nouvelles, fonctionnait encore très bien si on en croyait les quelques témoignages d’utilisateurs sérieux, parfois barbus et pacifiquement soulagés.
Le silence se fit dans le conseil, alors que notre petit malin commençait à prendre la mine contrite et décomposée du parfait idiot de service. Une attitude indispensable car les plus farfelus ont ce pouvoir extraordinaire de concilier tout le monde. Curieusement l’idée fut reprise à la volée et les tendances diverses s’exprimèrent pour permettre de concevoir un cahier des charges adapté à l’étrange proposition. Il s’agissait de trouver un emplacement, de définir la nature des matériaux et de préciser l’organisation des consultations.
C’est ainsi que l’entreprise fut menée à bien et que la commune disposa bientôt d’un mur des lamentations solide offrant un choix varié de matériaux allant d’un mur en pisé, ou en terre, pour les petits soucis, au mur en granit dur pour les plus sérieux et sur lesquels il était permis de se cogner généreusement la tête afin de soulager ses angoisses du moment.
Mais de tout cela il ne resta plus grand chose lorsque certains dépités commencèrent à se laisser aller sur le mur, lorsque les mémères y promenèrent leurs clébards et que des caractères antagonistes s’y retrouvèrent pour se tabasser sauvagement. L’endroit fut donc abandonné.
Quant au maire, l’histoire nous raconte qu’il est tombé ensuite dans une profonde dépression et qu’on le voit parfois se promener en short, en ville, avec son petit cartable de CM2 dans le dos, à la recherche de ses anciens copains de maternelle pour aller jouer aux billes.
C’est tellement triste que désormais tout le monde en oublie ses propres misères pour se lamenter, en larmoyant, sur le sort de leur pauvre maire, errant, hagard et complétement déboussolé par les contraintes difficiles d’une charge inhumaine. Chagrin !
Paul Gamberini