Il était une fois une « 4 Chevaux Renault » qui croupissait sous l’épaisse poussière des années, dans une grange, perdue au milieu des campagnes. Elle rongeait son frein en soutirant ce qui lui restait de pauvre et de très faible batterie pour alimenter son poste de radio d’un autre âge, invariablement réglé sur France Musique.
Par d’astucieux bidules de courts circuits elle arrivait encore à écouter ce qui lui plaisait le plus, la cinquième symphonie de Beethoven, celle de son compositeur préféré. Un chiffre qu’elle aimait, la cinquième, car pour une voiture qui avait eu une existence routière limitée à trois vitesses, seulement, la cinquième restait, pour elle et pour l’ensemble « viscéral » de tous ses bidules mécaniques, une espérance de puissance et de vitesse pratiquement inatteignable.
Pour des raisons qui appartenaient à son ancien propriétaire, un vieux mélomane disparu subitement dans des circonstances étranges, en écoutant un opéra de Wagner, tous ses kilomètres au compteur avaient été bercés par des musiques d’accompagnement. Ainsi, à force d’écoutes, à chaque vitesse passée, son moteur avait pris l’habitude de vrombir en première avec les notes de l’ouverture d’une symphonie ou d’un opéra, puis en seconde avec celles d’un deuxième acte et il atteignait enfin son plein régime avec celles d’un troisième acte ou d’un troisième mouvement.
Autant dire que la voiture avait été parfaitement adaptée, mais que sa mécanique la limitait toujours aux troisièmes parties. La marche arrière ne produisait que des sons inversés pratiquement inaudibles. Il n’en demeurait pas moins que sa transformation en voiture musicale était extraordinaire pour ne pas dire exceptionnelle.
De passage en ville, sur les places ou dans les rues, son bruit de moteur était parfois surprenant : en première elle pouvait émettre l’ouverture de la flûte enchantée de Mozart, en seconde le deuxième le mouvement de la symphonie héroïque de Beethoven, ensuite, en troisième, les mouvements en croissances du boléro de Ravel. Lesquels accompagnaient ses accélérations vers la plénitude d’une vitesse de croisière limitée à un tout petit 110 km/h.
C’était stupéfiant. La marque de fabrique, Renault, parlait d’acheter le brevet quand son propriétaire s’était endormi pour toujours en pleine représentation de Tristan et Iseult.
Puis le temps avait fait son œuvre et depuis, l’oubli confinait notre petite « 4 Chevaux Renault » dans la tristesse de son âge, livrée à la rouille gourmande qui la rongeait cruellement ; dans un isolement partagé par une batterie qui s’épuisait à force de courage et de bonne volonté. Mais il lui restait encore un peu d’énergie alors que la nuit de Noël approchait.
Ce soir-là un jeune chef d’orchestre était à l’honneur, il répondait aux questions d’une jeune journaliste de France Musique laquelle, complétement séduite par son charme, en bafouillait des fausses notes d’admiration. Il lui expliqua l’origine de sa fulgurante carrière en racontant comment la musique l’avait saisi, dès son plus jeune âge.
Une vocation encouragée par un père mélomane passionné, lequel était mort d’une overdose d’opéras. Un père qui adorait Verdi, était sentimentalement affaibli par Puccini, se délectait de Mozart mais redoutait Wagner : une prémonition qui aurait dû l’inciter à la prudence. Puis le jeune homme raconta l’histoire de la fameuse « 4 Chevaux Renault » et les aménagements que son père avait dû lui bricoler pour lui donner des options musicales particulières.
Autant dire qu’en entendant cela, dans sa grange de Noël, notre petite voiture se sentit frémir jusqu’au plus plat de ses pneus dégonflés. Elle écouta, avec une émotion mécanique, que seuls les garagistes peuvent comprendre, toute l’histoire de sa vie. La jeune journaliste voulut en savoir davantage, d’abord découvrir ce qu’était vraiment une « 4 Chevaux Renault», puis connaitre les secrets de son existence.
Enfin elle demanda si elle pouvait être retrouvée et restaurée puis l’émission musicale se termina avec l’hymne à la joie de la fameuse cinquième symphonie, laquelle épuisa les derniers ampères de la petite batterie. La suite se devine aisément : quelques jours plus tard les portes de la grange s’ouvraient sur la célébrité. Rendue pimpante et rajeunie la « 4 Chevaux Renault » livra tous ses secrets aux plus grands constructeurs et depuis ce tempslà il est possible de croiser des Mercedes “Valses de Vienne” de Johann Strauss, des Ferrari “Traviata” de Verdi ou des Peugeot “Carmen” de Georges Bizet.
Toutes les musiques sont adaptables, sauf les chansons à boire, bien sûr, lesquelles sont strictement interdites sur toutes les routes de France.
Paul Gamberini