Il était une fois un panneau de signalisation planté à l’orée d’une petite rue. D’une apparence usuelle on pouvait dire qu’il était banal si on ne l’imaginait pas autrement que passif, juste pour faire son boulot de balise silencieuse, froide et sévère. Car vouloir lui prêter des sentiments ou des émotions, semblables à ce que nous pouvons ressentir, ne serait pas de mise si on n’était pas dans un conte de Noël, d’autant que ce panneau-là était vraiment tristounet.
Et pour cause. Alors qu’il aurait souhaité servir des orientations plus nobles, comme celles d’indiquer un théâtre, une école de musique, un musée, une maternité ou même assurer la protection des chevreuils ou des grenouilles en rase campagne, le sort en avait décidé autrement. Au lieu de cela on l’avait affublé d’une interdiction saisonnière surprenante, en lettres administrativement appliquées : « Rue interdite au Père Noël ». De quoi frustrer les espérances de plusieurs bambins du 25 décembre.
Les passants débonnaires se demandaient comment pouvait-on empêcher le Père Noël de faire ses distributions, alors que lui-seul avait la juste mesure des récompenses à attribuer. Il est fort possible qu’un fonctionnaire, trop zélé, ait voulu sanctionner des comportements de gamins turbulents dans une rue délaissée par une municipalité calfeutrée dans son confort de condescendance. Mais c’était ainsi et pour notre panneau il lui était difficile de compter ses amis car il subissait la vindicte générale des riverains immédiats, lesquels n’en finissaient pas de subir des interdits de toutes espèces.
Ne fais pas ci ne dits pas ça : c’était lassant. Comme si on voulait réduire les libertés précieuses issues des plus lointaines traditions révolutionnaires. Bref, les gamins lui lançaient des cailloux, les adultes le maudissaient, une vieille dame l’insultait quotidiennement, les chiens le fréquentaient abusivement et les pigeons se laissaient aller sur cette cible incongrue. Ce devoir d’interdit lui était infernal et rien n’aurait pu le sortir de cette situation désespérée sans les bienfaits d’une heureuse providence de Noël.
C’était un vieux bonhomme du nom de Léon dit « Le Bouchon » un de ces marginaux authentiques qui existait dans un univers parallèle, démuni de tout mais prompt à tout donner de ce qu’il n’avait jamais possédé. Ses habitudes le rendaient souvent titubant autour d’un poteau ou d’un réverbère familier.
Quant à son haleine, elle dégageait un souffle capable de vous descendre, d’un coup, les douze points, solidement accrochés, d’un honorable permis de conduire.
Autant dire que sa lucidité, chargée au-delà des grammes fatidiques, lui permettait cet extraordinaire avantage de pouvoir parler aux panneaux de signalisation. C’est ce qu’il fit un soir, alors qu’il regagnait sa demeure, sise dans notre petite rue. Le dialogue qui s’ensuivit ne peut pas être décodé en termes intelligibles tant il appartient aux mystères des bafouillages imbibés, mais les conséquences en furent décisives. Le bonhomme comprit qu’on en voulait au Père Noël, un vieux copain à lui, disait-il, alors qu’il reprenait partiellement l’usage de son équilibre.
Après plusieurs jours de difficiles abstinences il rassembla les gamins de la rue, histoire de trouver, avec eux, l’inspiration la plus lumineuse du moment. Une petite fille, du nom de Suzanne, se montra astucieuse. Elle lui dit doucement : « Papy Bouchon, si t’arrêtes de boire, plus jamais, le Père Noël ne nous oubliera pas, j’en suis sûre ! »
Le bonhomme la regarda et dans ses grands yeux bleus, suppliants, il mesura l’espoir de tous ces gamins qui le fixaient comme s’il détenait, lui-seul, le pouvoir de leur immense bonheur. Il hésita, puis, mû par une douceur de saison il prononça, de façon solennelle, ce que le ciel de Noël attendait depuis longtemps.
Avec force et conviction il promit de ne plus jamais boire une seule goutte de toutes ces fioles, de ces bouteilles ou chopines de bistrots si le Père Noël bravait les interdits pour satisfaire aux désirs de son jeune entourage, tous gamins, gamines, chenapans délurés, galopins de quartiers, gavroches de toujours. Par les mystères des communications particulières la tour de contrôle du Père Noël en fut informée immédiatement. Le Père Noël se caressa longuement la barbe blanche en murmurant : « Ainsi cette vieille canaille de Léon renoncerait à picoler, ça, on va bien voir ! »
Et c’est ainsi qu’au soir de Noël la petite rue fut jonchée de cadeaux, de récompenses et de douceurs, dans une lumière qui ressemblait étrangement à celle de l’aurore boréale. Jamais l’abstinence d’un seul bonhomme n’avait procuré autant de réjouissances. Quant à notre fameux panneau de signalisation il fut heureux et fier de recevoir une nouvelle plaque sur laquelle on pouvait lire : Rue Léon dit le « Bouchon », poivrot notoire, sevré par le Père Noël. Noël 2014
Paul Gamberini