« Izieu ne porte pas la marque horrible de la tragédie, c’est une image de vie »
Lundi 6 avril 2015, elle était aux côtés de François Hollande pour l’inauguration des nouveaux aménagements de la Maison d’Izieu, dont elle est la présidente. Pour Ballad’Ain, elle raconte la genèse du projet de Mémorial, ses évolutions en 21 ans d’existence, et le souvenir des enfants.
Ballad’Ain : Vous êtes présidente de la Maison d’Izieu depuis novembre 2004, impliquée dès les années 90 dans le développement du projet de Mémorial, pouvez-vous nous raconter les raisons qui vous ont amenée à vous intéresser à ce projet ?
Hélène Waysbord : J’ai été impliquée très tôt, bien avant l’ouverture au public en 1994. Lors de l’acquisition de la Maison d’Izieu en 1990, grâce à l’association* fondée par Sabine Zlatin, et dès lors que le projet de Mémorial a été inscrit au programme des Grands travaux du septennat de François Mitterrand. Un conseil scientifique a été ensuite constitué pour en imaginer le contenu. J’ai fait partie de ce conseil scientifique pour représenter l’Education Nationale, aux côtés de grands historiens, comme Pierre Nora, Henry Rousso, un certain nombre d’autres… En tant qu’inspecteur général de l’Education Nationale en lettres classiques, je m’étais fait connaître pour mon travail sur les projets d’éducation et de culture à l’extérieur des classes (déplacements, visites sur site pour étudier un patrimoine, une œuvre d’art, un site géographique…). J’ai donc suggéré que la mission prioritaire de la Maison d’Izieu soit d’accueillir les scolaires, pour des visites, des ateliers pédagogiques… Pour ceux qui venaient de loin, ou souhaitaient rester plus longtemps, il fallait construire un établissement pour les loger, ce qui a été fait avec la « Maison des îles » à Brégnier Cordon. C’est la première raison de mon implication. La deuxième raison, c’est mon histoire personnelle, puisque j’ai moi-même été une enfant cachée pendant la guerre. J’étais à la maternelle quand mes parents ont été arrêtés, et bien entendu pour moi il y a une très grande proximité avec l’histoire des 44 enfants juifs d’Izieu.
B. : Le projet était-il inadapté aujourd’hui, plus de vingt ans après sa création ?
H. W. : Il était au contraire trop bien adapté, d’autant plus qu’en 21 ans d’existence les questions d’antisémitisme, de racisme, de xénophobie, se sont plutôt intensifiées par rapport à la période de sa création. L’ouverture de la Maison d’Izieu s’est faite en 1994, 7 ans après la tenue du procès de Klaus Barbie à Lyon. C’est un évènement déterminant dans l’intégration par la population française de la question de la déportation des Juifs de France. Jusque-là, c’est une partie de l’histoire de la guerre qui avait été refoulée (…), on parlait de manière générale de la déportation, incluant sous le même terme la déportation « répression politique » et la « déportation pour extermination » des Juifs, des Tziganes, des handicapés. La Maison d’Izieu s’est ouverte au moment où la France récupérait sa mémoire. Le régime collaborationniste de Pétain, dès le 3 octobre 1940 a édicté des lois antisémites, et les a ensuite sans cesse renforcées : port de l’étoile jaune en 1942, élimination de la fonction publique, interdiction de certains métiers, de certains lieux, enfermement, concentration dans des camps en France, puis départs pour Drancy et Auschwitz.
On ne savait pas du tout lors de l’ouverture de la Maison d’Izieu, étant donné l’éloignement et l’absence de transports collectifs, si la Maison serait attractive et quel serait son rythme. Or elle a non seulement très vite été ouverte toute l’année, sauf 15 jours à Noël, mais sa capacité d’accueil a rapidement été insuffisante. Depuis 4 ou 5 ans, les demandes de visites, étant donné la qualité de l’enseignement qui y est dispensé, ne pouvaient plus être satisfaites. On refusait beaucoup d’élèves. C’est la raison pour laquelle j’ai pu, en tant que présidente, négocier avec les gouvernements successifs, et avec les deux premiers ministres, François Fillion et Jean-Marc Ayrault l’autorisation de lancer ce projet d’extension que nous avions depuis quelques temps, avec un très bon projet architectural.
B. : Le projet architectural choisi amène un contraste entre la rusticité, le dépouillement de la maison, et une extension moderne où la technologie apporte un renouveau dans la muséographie de l’exposition permanente. Pouvez-vous nous éclairer sur ce choix ?
H. W. : L’impact extérieur sur le site est très limité. Izieu n’est pas un site classé mais un site protégé, il est soumis à des règles très strictes imposées par les architectes des bâtiments historiques. On ne voulait absolument pas modifier le site existant, et en particulier garder cette vue sur la maison que le premier conseil scientifique auquel j’ai appartenu a souhaité conserver exactement dans l’état. La maison a très bien été restaurée mais elle est vide, elle est remplie avec les portraits des enfants, les dessins des enfants, les lettres des enfants ; c’est une maison qui dit à la fois leur absence et leur présence. Et c’est cela le plus précieux du site d’Izieu. Les visiteurs peuvent très aisément se représenter la vie quotidienne des enfants et des adolescents dans la maison. Car le lieu n’a pas changé, de même que les 2 autres bâtiments qui étaient là, la magnanerie et la grange.
De grands architectes ont concouru pour l’extension, étant donné le renom symbolique très fort de cette maison. La qualité et l’intérêt du projet qui a été retenu, celui de Dominique Lyon, c’est de laisser une marque moderne – c’est important aussi, pour raconter l’histoire de la mémoire – mais limitée. L’un des deux bâtiments, celui qui accueille une partie de l’exposition permanente, est construit derrière la grange, il est assez bas, pour que l’on puisse conserver la vue sur la maison, qu’elle ne soit surtout pas empêchée. L’autre bâtiment est à proximité, enfoui sous la colline, de sorte que la seule chose que l’on voit, ce sont de grandes baies vitrées, tel un œil ouvert sur ce paysage magnifique qui entoure le site. Les salles sont semi-enterrées mais extrêmement claires et lumineuses. Ce projet ne dérange pas du tout l’ordonnancement du site, simplement il laisse une marque, qui montre que c’est un élément ajouté.
A l’intérieur, l’exposition permanente est enrichie des connaissances acquises pendant plus de 20 ans, et utilise les technologies les plus nouvelles, comme des tables numériques qui permettent de fournir une foule de renseignements très précis sur le parcours de chacun des enfants. Et ce dans plusieurs langues, puisque nous avons de nombreux visiteurs étrangers, Izieu étant un lieu où se sont retrouvés des enfants qui venaient de toute l’Europe. Sur la colonie d’Izieu, on a appris beaucoup de choses, grâce aux familles, aux visiteurs, aux « Anciens », ceux qui ont vécu dans cette maison mais qui étaient repartis lorsqu’a eu lieu la rafle du 6 avril 1944. C’est la même chose dans la deuxième partie de l’exposition qui a pu être largement développée, sur le Crime contre l’Humanité, les grands procès, la traque, le jugement des bourreaux, et ce qui en résulte aujourd’hui dans les moyens que la communauté internationale a de poursuivre les crimes contre l’humanité. Voilà de bonnes raisons qui nécessitaient d’enrichir, selon une conception qui n’a pas changé, l’exposition initiale prévue.
B. : Beaucoup d’habitants des environs d’Izieu n’ont jamais visité ces lieux. Certains redoutent d’être choqués, d’autres ont peur de ce qu’ils vont y découvrir. Que peut-on leur dire de ce site ?
H. W. : Il faut rassurer les gens de l’Ain. La Région Rhône-Alpes, et en particulier l’Ain, est le plus gros fournisseur de public, aussi bien de scolaires que de particuliers. (…) Les communes de l’Ain nous connaissent bien et participent pour beaucoup à la vie de notre maison. J’ai de nombreuses lettres de maires de petites communes qui s’excusent, du fait des difficultés budgétaires, de ne pas pouvoir faire plus mais qui tiennent à nous assurer leur soutien financier. Que pourrais-je dire aux gens qui ont des réticences ? La Maison d’Izieu est l’un des 3 lieux de mémoire nationale de la Déportation des Juifs de France, avec le Vel’ d’Hiv et le camp de Gurs ; il est très connu, insuffisamment peut-être au regard de ce qui s’y est passé. On peut venir car l’histoire est atroce, mais ce qu’ils voient dans la maison, c’est une image de vie, une image de bonheur, certes relatif. Les enfants étaient privés de leurs parents, mais ils ont vécu là une vie quotidienne sereine, dans un lieu absolument magnifique. Ils avaient des amitiés, pour les plus grands, des amourettes, des divertissements, des jeux, ils faisaient du théâtre, se déguisaient… Les jeunes qui viennent peuvent se reconnaître dans l’image de ceux qu’ils voient. Izieu ne porte pas la marque horrible de la tragédie, ce n’est pas un camp. C’est une maison où des enfants se sont épanouis. Et des enfants absolument magnifiques, qui lorsqu’ils sont partis dans les deux camions réquisitionnés pour la rafle chantaient « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ». C’est bouleversant. C’était des enfants qui adhéraient fortement à notre pays.
L’autre raison pour venir, c’est d’admirer ce paysage magnifique, ce lieu protégé, au bout du monde, ce qui permet au visiteur, immédiatement, de comprendre que si on est venu les chercher là, ce 6 avril 1944, alors que l’armée allemande était certaine de sa défaite (…), c’est que l’extermination des Juifs était au cœur de la politique nazie.
*Association du Musée Mémorial des enfants d’Izieu